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Blogue | Nous sommes dans un état de fracture plutôt que de mosaïque

Blogue | Nous sommes dans un état de fracture plutôt que de mosaïque

Par Victoria Kuketz

Le présent billet fait suite à la récente table ronde du Centre de politique culturelle portant sur la cohésion sociale et les politiques culturelles, organisée dans le cadre de DemocracyXChange 2024. Victoria Kuketz, qui participait au débat et travaille comme directrice chargée de l'engagement des entreprises à Catalyst, est membre du Forum des politiques publiques et anime les dialogues sur la démocratie au sein du Democratic Engagement Exchange. Elle a été invitée à réfléchir à certaines des questions et problèmes clés soulevés au cours de la discussion.

 

Que se passe-t-il lorsque les arts et la culture deviennent un sujet polarisé sur le plan politique? Qu'est-ce que cela signifie pour l'avenir, et quelles conversations et quels changements seraient nécessaires pour changer cette dynamique ?

 

Tous les secteurs, tous les organismes et tous les ménages du Canada sont aux prises avec un défi commun : la polarisation. Et les arts ne sont pas différents, non seulement en raison de leurs effets, mais aussi parce qu'ils sont une cible. Qu'il s'agisse du déclin du soutien étatique aux arts (en raison de la perception des arts comme un foyer de progressistes) ou du déclin du mécénat en général, nous devons de toute urgence nous rappeler le rôle central des arts, et de la communauté artistique elle-même, pour comprendre qui nous sommes et ce que nous défendons personnellement, afin que nous puissions avoir une meilleure compréhension, plus empathique, de ce que nous sommes collectivement. Aujourd'hui plus que jamais, nous avons besoin de cette vision.

J'ai récemment examiné, avec Sarah Garton Stanley/SGS, Tanya Talaga et Kelly Wilhelm, les effets néfastes de la polarisation affective sur les arts lors de la conférence DemocracyXChange de 2024. Mme Wilhelm a mis à nu le nœud du problème en déclarant :

« Au Canada, l'une des principales justifications de l'investissement public dans le secteur des arts et de la culture a toujours été leur capacité à contribuer à la cohésion sociale, à mieux représenter l'identité canadienne à travers nos différentes cultures et sur un territoire immense situé directement au nord d'un producteur culturel de premier plan, les États-Unis. Aujourd'hui, il est clair que les arts et la culture sont perçus par beaucoup non pas comme un moyen pour les Canadiennes et Canadiens de participer à la vie de leur pays et de se découvrir les uns les autres, mais comme un domaine exclusif réservé à des élites progressistes. »

Parallèlement, SGS et Mme Talaga ont présenté des perspectives fort intéressantes grâce à leur leadership, leur savoir-faire et leur parcours, qu'ils ont fait valoir dans la conversation. Entre autres commentaires francs, Mme Talaga a indiqué que les récits « partagés » dont nous nous souvenons et les liens qui nous unissent n'ont jamais inclus les communautés autochtones.

J'aborde le défi de la polarisation du point de vue d'une chercheuse en politiques publiques, d'une conseillère d'entreprise et d'une bâtisseuse de communautés. En tant que boursière au Forum des politiques publiques, j'ai passé une grande partie de l'année 2023 à diriger une étude nationale sur la façon dont la polarisation se manifestait au Canada, intitulée Le Fossé se creuse : la montée de la polarisation au Canada. Pour réaliser ce diagnostic, nous avons consulté les communautés de tout le pays en écoutant le plus grand nombre possible de participants, qu'il s'agisse d'organisations communautaires locales, d’étudiants, de chercheurs, de bâtisseurs de villes, de politiciens en exercice ou de journalistes, dans plus de 320 villes canadiennes. Parmi nos conclusions alarmantes, une chose était claire : nos récits, nos représentations, nos descriptions et, très franchement, la façon dont nous nous décrivons et dont nous décrivons les autres doivent être actualisés. Il faut les réimaginer, ou les « reformuler », comme le politologue Rob Goodman y fait référence dans son livre Not Here: Why American Democracy Is Eroding and How Canada Can Protect Itself[1].

Par exemple, notre enquête nationale a révélé que seulement 37 % des participants comprennent modérément l'échelle gauche-droite en ce qui concerne les convictions politiques, ce qui soulève la question de savoir comment les Canadiennes et Canadiens se définissent réellement sur le plan politique, et comment ils perçoivent les atmosphères politique et culturelle actuelles et en discutent. Les temps et les gens ont changé; nous devons raconter ces histoires et visualiser le Canada de 2024. Ce type de création peut être un acte d'unité.

Où allons-nous maintenant? Qu'essayons-nous de réaliser?

Nous devons nous poser la question suivante : avons-nous une vision et une compréhension communes de notre identité nationale canadienne? Ou sommes-nous dans un état de fracture nationale et culturelle plutôt que de mosaïque? Comment cela marque-t-il les gens?

Nous observons un accroissement de la solitude et de l'isolement (comme le montre le rapport 2024 Toronto Vital Signs), une polarisation de la politique et des communautés, ainsi qu'un rejet de la notion même d'inclusion et d'autres formes de discorde sociale. Nous devons donc nous interroger sur le rôle que les arts et la culture peuvent jouer pour nous aider à imaginer et à créer ensemble une « nouvelle communauté nationale », comme l'écrit Benedict Anderson dans Imagined Communities.

Pour parvenir à une vision actualisée et représentative du Canada avec intégrité et courage, nous devrons utiliser les mêmes outils dont se servent les artistes et les producteurs culturels : notre imagination, la formation d'une communauté et l'expression individuelle conjuguée à une création conjointe axée sur des principes. À partir des données et des leçons tirées de l'étude Far and Widening, voici quelques recommandations pour aller de l'avant :

 

  1. Des troisièmes espaces plus accessibles: Les citoyennes et citoyens doivent être invités à participer et à s'engager de manière significative dans le dialogue et la vie publique lorsqu'il s'agit des arts, de la culture et de la politique. Les travaux de recherche du Forum des politiques publiques ont révélé que la population canadienne n'est pas apathique : elle a plutôt été exclue et écartée des conversations qui la concernent le plus. En fait, nos données ont révélé que les gens sont profondément motivés à avoir des conversations sur les questions et les défis qui ont une incidence sur leur vie. Bien que cela soit essentiel, il existe peu d'espaces sûrs où ces conversations peuvent avoir lieu, car les opinions des gens sur les problèmes auxquels nous sommes confrontés sont de plus en plus polarisées et la tolérance à l'égard des opinions divergentes est en baisse. Les troisièmes espaces peuvent être aussi simples que les tables rondes communautaires que nous avons organisées dans le cadre du projet du Forum ou une œuvre d'art publique interactive qui nous relie les uns aux autres.

    Il faut discuter de la façon dont les Canadiennes et Canadiens voient les choses. L'art nous permet d'explorer et de représenter les identités et les perspectives canadiennes. C'est une façon de mieux se comprendre et de montrer comment nous comprenons le monde qui nous entoure.

     
  2. Promouvoir le mécénat artistique en tant que responsabilité citoyenne : Qu'il s'agisse ou non de la voie idéale à suivre, la contribution citoyenne des entreprises joue un rôle essentiel dans un secteur culturel sain et dynamique. Elle aide à créer les conditions financières et sociales nécessaires à la créativité et au tissage du filet social et est devenue absolument essentielle à la viabilité des arts. Les entreprises canadiennes doivent redoubler d'efforts en période de polarisation et ne pas renoncer à leurs engagements envers les arts. Les conclusions du baromètre de confiance Edelman 2024 indiquent que les entreprises sont les institutions qui inspirent le plus confiance. Les entreprises doivent donc « prêter leur confiance » au secteur créatif, plutôt que d'envisager de renoncer à leur engagement en raison d'inquiétudes mal placées concernant la possibilité de formes d'expression artistique controversées et susceptibles de polariser les esprits. Après tout, comme l'a écrit l'historien Gary Gerstle dans The Rise and Fall of the Neoliberal Order : « Tout ordre politique renferme des contradictions idéologiques et des conflits entre les groupes qu'il doit gérer » et les entreprises, comme nous tous, doivent continuer à naviguer cette « coexistence difficile » de « différentes perspectives morales sur la façon d'atteindre le bien-vivre »[2]. Catalyst, un organisme mondial à but non lucratif qui se concentre sur l'égalité des sexes et l'avenir du travail, propose des guides de conversation pratiques et concrets comme celui-ci appelé « Flip the Scripts » : ces guides nous permettent de naviguer des sujets sensibles et controversés plutôt que d'interrompre le dialogue.

    Nous devons également valoriser l'art comme un mécanisme d'apprentissage, de connexion et de sensibilisation interculturelle, plutôt que comme un simple divertissement. Comme l'a dit un jour Josh Tillman (alias Father John Misty), « le divertissement permet d'oublier sa vie, et l'art permet de se souvenir de sa vie » [3]. Je pense que ce dernier a presque raison, mais je dirais que l'art nous offre aussi la possibilité d'imaginer et de réimaginer nos vies.

     
  3. Habiliter les artistes à devenir des dirigeants communautaires : Les artistes et les producteurs culturels sont particulièrement bien placés pour sensibiliser la population, lui donner des ressources, l'encadrer et lui offrir des tribunes de leadership, d'interconnexion, de collaboration et de défense des droits. Après tout, lorsque les villes connaissent une renaissance artistique et culturelle, elles deviennent des lieux de vie plus attrayants. Nous devrions reconnaître et récompenser le type de leadership artistique qui mène à l'innovation et au développement économique, plutôt que de laisser la politique du ressentiment et de la polarisation s'infiltrer. En effet, l'expression artistique peut contribuer à faire entendre la voix d'une communauté, créer les bases d'un dialogue et servir de fondement à une nouvelle conception de l'appartenance à cette communauté.

 

Il nous faut plus d'imagination collective. Il faut que tous les secteurs et toutes les communautés y participent. Il faut que les arts la visualisent et la fassent naître. Comme je l'ai dit précédemment, la création peut être un acte d'unité. Lorsque Lyndon Johnson (lui-même une figure polarisante) a promulgué la loi sur les arts et les sciences humaines en 1965, il a déclaré : « L'art est l'héritage le plus précieux d'une nation. C'est en effet dans nos œuvres d'art que nous nous dévoilons et dévoilons aux autres la vision intérieure qui nous guide en tant que nation. Et là où il n'y a pas de vision, le peuple périt » [4]. Ma question à vous tous est donc la suivante : comment faire passer l'état actuel de la société et son incidence sur les arts d'un lieu fracturé à un lieu où ces fragments peuvent s'assembler et former une nouvelle mosaïque culturelle? Les pièces n'ont pas besoin de s'emboîter les unes dans les autres; elles peuvent raconter une nouvelle histoire qui nous représente tous et qui montre où nous en sommes. Ces histoires et ces œuvres d'art seront réalisées dans nos communautés, nos écoles et l'ensemble de notre grand pays.

Le Centre de politique culturelle et le Forum des politiques publiques continueront de travailler sur cette question stratégique. Nous créons une communauté de praticiens, c’est-à-dire des artistes, organismes artistiques et organisations représentatives, chercheurs et décideurs politiques, pour travailler avec nous. N'hésitez pas à communiquer avec nous si ce dossier vous intéresse.


[1]Ces travaux font suite à une coalition d'éditeurs qui s'est d'abord mobilisée au printemps 2022 pour apporter des amendements au projet de loi C-18, et qui œuvre maintenant à s’assurer que les voix des médias indépendants soient entendues lors de sa mise en œuvre subséquente. Dans l'ensemble, 140 éditeurs de nouvelles locales ont participé à ce projet et se sont concentrés sur quatre éléments clés qui doivent être pris en compte : la transparence, la représentation des petits médias et des médias numériques dans les négociations, une formule qui fonctionne pour tous les modèles d'affaires (par exemple, les dépenses des journalistes), et des critères équitables. Un éditorial réclamant ces points est disponible ici.